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Message par Janus Mar 16 Avr 2019 - 16:05

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Chapitre 1 : Renaissance …

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   Ce dimanche après midi maussade, les discrets mouvements des balançoires livrées aux irrégularités d’un léger vent constituent la seule animation du parc de jeux.
Poings serrés au fond des poches, oreilles bien cachées par son bonnet de laine et menton lové jusqu’au narines dans l’épais châle qui lui gaine le cou ; Renée s’est habillée chaudement et pourtant commence à frissonner sur son coin de banc.

Retenir la pluie dans le gris du ciel serait son principal mérite, à ce vent, s’il ne décrochait au passage les dernières feuilles desséchées de ce treize novembre deux mille quatre.
Malgré l’inconfort, Renée s’obstine à ne pas rentrer avant d’avoir assisté au décrochage de la feuille jaunie dont elle pressent l’imminence de l’envol, là-haut, au bout de sa branche de platane.
D’aussi loin que porte sa mémoire, elle s’est toujours réjouie de ce spectacle, et se remémore la joie d’Adèle dispersant les congères de feuilles, jeu que ses vingt deux ans d’aujourd’hui tempèrent.

Au fil de tous les dimanches après midi des mois passés, ce bout de banc avait fini par devenir le sien. Les beaux jours, elle s’y isolait loin des jeux qu’elle suivait en feignant lire, participant discrètement à la vie des enfants ; et par temps automnal maussade comme aujourd’hui venait y respirer la vie des feuilles mortes, toujours au même endroit mais les mains au fond des poches. Cependant, depuis cette année, ce spectacle a pris une dimension nouvelle : c’est le premier automne de sa nouvelle vie.
C’est probablement ce qui explique son plaisir de s’identifier à une survivante choisie au hasard sur sa branche, faisant sien son passé de bourgeon explosant feuille vert pâle, grandissant vert-mature pour se recroqueviller jaune-rouge avant de se cramponner rouille-fripée à sa tige.

Cette feuille c’était elle, ou plutôt l’Adèle qu’elle avait été avant sa mort.


… … oo OO oo … …

Quelle peinture pourrait-elle faire de cette Adèle ?


Pour ça, il faudrait commencer par illustrer la submersion d’une absence en couvrant au rouleau une toile blanche avec l’encre de chine la plus noire … Puis y implanter selon les jets aléatoires d’une brosse quelques taches écarlates de doute, de culpabilité et de honte … Puis enfin la marquer plein centre d’une grosse éclaboussure glaireuse dégoulinante rouge sang.

L’absence est celle du père « qui n’a pas voulu de nous », monstruosité dont la simple évocation est interdite et qui se fond dans un rejet uniforme du masculin.
Les blessures d’enfances à pleurer « sois forte », à lutter « travaille », à fuir « saute une classe », à vaincre « sois la première ». Adolescente fondue dans l’ombre du sillage d’une mère aigrie, jeune fille solitaire dans une classe de déjà femmes, leurs railleries « bonnet A », « A-prime » devenant « Prima » chez les garçons goguenards.

À dix sept ans, en route pour une licence pro, se barricadant dans sa studieuse excellence pour s’isoler du « Prima » qui l’avait poursuivie en fac, s’en protégeant efficacement jusqu’à ce jour de décembre en troisième année, devant la classe : « Ah ! Parce que vous vous croyez capable d’animer quelque chose ? »
Qu’avait-elle dit, sinon son intention de postuler à l’animation d’une médiathèque ? Et de courber l’échine sous les rires chafouins que le sérieux du prof de gestion élevait en puissance ; offrant l’attention de la classe à la voix outrancièrement aigrelette de cette tare de Philippe : « Oui M’siieuu, le bal des pucelles » en la mimant à ce point entortillée sur sa chaise qu’il en tomba, ce qui mua le persiflage en délire général, prof compris.
Et une fois de plus de réfugier la conscience de sa solitude blessée dans l’ivoire de sa tour secrète.

C’est le surlendemain que lui fut transmise l’invitation que sans cet épisode elle aurait refusée : bal des licence pro – activités et techniques de communication associations et des collectivités, le samedi des vacances de Noël.
Sa crainte d’en adresser la demande à sa mère fut noyée par la surprise de sa permission : « Je vais chez Catherine, sois rentrée avant moi ! » – La permission de minuit !

Il lui avait fallu les deux jours de préavis pour décider entre jupe et pantalon, puis le dernier après midi pour choisir l’écossaise à plis, sa plus courte, sorte de kilt qui laisse les genoux apparents.
La soirée se passait au foyer, à quelques rues, mais Adèle n’aurait jamais osé s’y rendre seule ; Véro devait passer la chercher. La dernière heure avait été minutée par le durcissement d’une boule au ventre, dont la morsure du coup de sonnette emporta la décision finale : elle n’irait pas !
Son cœur avait bondi en découvrant le garçon qui accompagnait Véronique, et c’est en feignant ne pas le voir qu’elle s’était entendue balbutier un « j’arrive » confus.

Sa crainte du ridicule avait dominé la répulsion ressentie en entrant dans la salle : Véro aurait compris une volte-face, mais pas son petit ami.
Après quelques pas, elle avait failli s’étrangler avec un grand verre de jus d’orange qui n’en était pas : « Tu n’as jamais bu de la poncha portugaise ? »
Assez vite les événements perdirent leur continuité, devenant une curieuse suite de tableaux sonores et colorés.
Bruit, musique percutante, fumée, rires, coca au goût bizarre, rires et rires encore …
Sortir, je dois sortir …
Fumée, tohu-bohu de rires, manège de cris, manège de rires, sortir, manège, froid …
… si froid …
… ce banc près du pont des pêcheurs. Le manteau sur les épaules, sensations bizarres, chaussures aux pieds mais jupe collée sur cuisses nues car plus de collant … fesses gluantes sans culotte … tout tourne … rue à gauche … vomir … pas ici … à droite … la clef sous les géraniums … maman n’est pas encore là … pas vomir, douche … vêtements qui tombent, cuisses glaireuses rouges dégoulinantes … vomir à genoux dans la douche … vomir et pleurer.

Les jours qui suivirent, Adèle les avait traversés comme spectatrice d’elle-même, s’écoutant aider aux choix de sa mère pour les derniers cadeaux, se regardant prêter la main aux préparatifs et s’était même surprise à un peu rire aux plaisanteries éculées d’oncle Charles, lors du repas de Noël.
Ce fût pendant les jours d’intermède avant Nouvel An que l’angoissante morsure lentement s’était mise au travail au fond de son estomac.
Malgré le pénible de la comédie des « Bonne année deux mille quatre », la fête en elle-même ne l’avait pas accablée, au contraire puisqu’elle y redressa pour la première fois une oreille attentive à ce que disait Louis, le mari de Catherine, secrétaire de mairie dans un bourg paumé au fond de la Bruche : « Quand à la mairie j’ai vu les deux candidats, je me suis dit que tu serais bien meilleure qu’eux. Ça se joue devant le conseil municipal jeudi prochain. Je peux t’arranger ça ». « Il lui reste un semestre avant la licence et elle reprend la fac lundi » avait sèchement coupé sa mère.

Cependant, le reste de sa nuit avait été habité par un autre calendrier : celui qui depuis le vingt-huit décembre au matin avait commencé à écrire ses soustractions de quatorze sur les parois de son estomac, au constat de la serviette immaculée qu’elle portait comme d’habitude en prévision. Vingt-sept moins quatorze, ça fait treize, quatorze à partir du vingt-huit, or sa bacchanale date du samedi vingt au soir. Depuis des années, elle était réglée comme une horloge suisse : vingt-neuf ou trente, jamais plus depuis ses quinze ou seize ans. Incrédulité du mardi trente … Angoisse de la Saint Sylvestre … Panique muette du Jour de l’An … Effondrement du vendredi deux qui moins quatorze fait vendredi dix-neuf.
Elle avait passé la journée du samedi au lit, prétextant un refroidissement que sa mine rendait plausible. Injuste … Trop injuste. Impossible … Mais si. Terriblement possible … Autant que l’avait été le visage ironique de Véronique qui le lendemain du bal sonne chez elle pour lui ramener son petit sac à main : « J’pense qu’il manque rien » avait elle fait en l’entrouvrant, le petit ‘bonnet A’ bleu bien en évidence. Et à la cantonade en repartant sans attendre : « Dis donc, tu cachais bien ton jeu toi ! Heureusement que j’ai pu planquer mon Stéphane, sans quoi ! … ».
Il n’y avait qu’une cinquantaine de participants, mais plus de gars que de filles. Combien devaient-ils l’avoir … ? Trois ? Cinq ? Dix ?
Le mot s’était interdit de lui-même, car si elle s’était rendue là-bas c’était avec l’espoir autant redouté qu’inavoué d’une aventure : le mot « viol » ne lui était de ce fait pas permis.
Restait cette terrible soustraction qui du samedi trois la ramenait au samedi vingt.

« Je suis enceinte » …
Sa mère avait juste passé la tête par l’entrebâillement de la porte pour lui proposer de l’aspirine, et elle s’était entendue lui répondre ces trois mots, lentement, posément, et c’est tout aussi naturellement que les événements prirent alors une teinte d’irréalité faite de hurlements, de gifles, de malédictions.
Elle s’était encore entendue dire : « Je ne sais pas qui » et un peu plus tard « C’est de ma faute ». Elle se rappelle aussi des postillons du « Chienne-catin-de-chienne-tu-n’as-même-pas-l’excuse-de-l’abandon », puis comme l’écho lointain d’un « Lundi-tu-vas-à-l’hopital-te-débarrasser-de-ce-polichinelle », et enfin une porte qui enfin, enfin finit par claquer sur la nuit silencieuse qui commençait à gagner la chambre.

Avec une lenteur de somnambule elle en avait bravé le froid, s’était mise nue pour revêtir sa longue chemise de nuit de coton, épaisse et blanche comme un linceul puis, couchée en laissant la tête seule apparente sur le catafalque du coussin, s’était recouverte du sarcophage de son lourd édredon.
Par contre, si les gisants ont les yeux fermés, les siens par la fenêtre se concentraient sur le quartier de Lune dans le taureau qui lentement s’élevait au dessus des toits.

Quitter cette planète. Quitter cette vie.

La lunette d’oncle Charles avait été le cadeau de ses quatorze ans, son plus beau. Depuis, navigant entre oculaire et atlas céleste, l'ordonnancement immuable du ciel nocturne était devenu son monde d’évasion, son refuge de paix que même par temps couvert elle aimait parcourir en pensée avant de s’y endormir.  
C’est Saturne qui maintenant émergeait des toits, entraînant les gémeaux à sa suite. Étrange illusion qui le fit se diriger vers Capella, qui elle-même sembla tirer le cocher vers Algol, qui avec Persée à sa suite parut sombrer en tournoyant vers la Lune d’un mouvement similaire à son écœurement dans le vortex de la douche …
Le ciel s’était mis en mouvement dans une sarabande formant comme un cône centré dans le taureau qui lui aussi se déforma et vers lequel plongeait sa conscience, et sur les rives duquel la Lune et Saturne, diamétralement opposés, traçaient comme le bord lumineux d’une cible, tant ils tournoyaient vite.
Elle s’était fondue vers ce centre, s’y enfonçant de plus en plus vite, si bien que les bords de ce cône avaient fui comme la Lune et Saturne, encore plus vite suivirent des étoiles, et la farandole accélérant encore ce fût au tour des galaxies, puis des amas galactiques suivis des derniers quasars, infiniment plus vite que toute lumière, puis ce fut le noir d’un « rien » qui l’engloutit.
Adèle était toujours elle-même, mais comme dissociée du temps qui régit les battements d’un cœur ; elle habitait un instantané figé dans l’intemporalité d’un « maintenant » contenant l’ultime dimension réelle d’une conscience qui dit : « Je n’est pas » … « Je » n’a pas la qualité « être ». Chute devenue statique dans la permanence d’un interminable tube qui en perd jusqu’à sa définition ; chute immobile vers l'anéantissement de la perle du rien de son « je » à l’agonie.

Plus tard, Renée donnera un nom à la petite éternité de cet état de conscience : « Le puits du désespoir absolu. »

À cet effrayant « néant », Adèle se résigna en se consolant par le souvenir de son amour pour son ciel évaporé, se nourrissant avec joie de cet ultime sentiment émergeant de la vanité d’elle-même.
C’est vrai qu’elle avait si souvent frémi de bonheur de se savoir partager l’amour de ce ciel avec tant de sensibilités méconnues réparties sur Terre ; ciel aimé de tant de consciences pures, saines, généreuses, sororales.
L’ultime graine de la perle du néant de son « je ».
C’est alors que brutalement ce rien se retourna sur lui-même comme une chaussette sur son vide, la submergeant dans ce que plus tard Renée parera des majuscules du sacré : « la Lumière d’Amour ».

L’éveil se fit dans l’instant. Mars dans les poissons, la Lune dans le taureau, Saturne dans les gémeaux, toutes les constellations en bon ordre dans son ciel intact au dessus des toits.
Dans ce qui semblait n’avoir été pour lui qu’un instant, elle prenait conscience d’avoir quitté son corps pour l’intemporalité d’un infini d’où elle émergeait « autre », le réintégrant non seulement vivifiée mais changée ; heureuse d’un bonheur qui n’avait d’égal que l’intensité inexprimable du bleu lumineux de la Lumière d’Amour.

C’est pour faire durer la béatitude de son bien-être qu’elle résista à l’envie de se précipiter dans la chambre de sa mère pour la couvrir de baisers criants son bonheur d’amour. L’extravagance de cette évocation la fit même rire : d’aussi loin que portait sa mémoire, aucun baiser n’avait transmis entre elles le moindre « je t’aime ».

Tout lui apparaissait maintenant si serein et surtout si simple. Dès demain, téléphoner à Louis son accord pour la rencontre de jeudi. Elle aurait le poste, elle le sentait, elle le savait. Son chantier depuis si longtemps rêvé : sa médiathèque à construire … Son deux pièces de fonction … Sa fille, car ce ne pourra qu’être une fille !

« Aimée » !!!... Son prénom !... Un prénom permettant l’impossible : « Aimée, sois sage ! » « Aimée, arrête de sauter sur le fauteuil ! » « Aimée, on ne tape pas sa maman ! » « Aimée, maman est très très très fâchée ! »
Marcher en tenant sa petite par la main, et tous les jours lui répéter ce que sa mère ne lui avait jamais dit … « Je t’aime ».
Elle se souvient d’avoir imaginé leurs deux silhouettes avançant dans le bleu de leurs vies … Une nouvelle vie qu’elle allait poursuivre en changeant de prénom : à l’avenir, elle se présenterait « Renée ».

« Aimée et Renée Maurer vous sourient leur bonheur ! »
Elle en avait tressailli d’allégresse.

Ce fut bien plus tard, après le coucher de Mars, qu’elle perçu l’inattendu désagrément. D’un bond, une main pour la lampe de chevet et l’autre pour l’édredon, elle s’était retrouvée à inspecter le drap du dessous, intact, et sa chemise de nuit, elle par contre marquée.
Trois heures du matin, savon de Marseille en main à faire la lavandière dans le lavabo de la salle de bain, affligée du rose de l’eau savonneuse : Aimée s’en allait là sous ses yeux, sinon se perdait dans la serviette de sa culotte.
Ce fut la première et seule véritable tristesse de sa nuit de renaissance.

Malgré son épais pyjama, elle avait frissonné quelques minutes sous l’édredon, puis s’était relevée dans le noir pour ce qu’elle n’avait jamais fait : aller dans la chambre de sa mère avec l’intention de lui offrir le baiser de tendresse qu’elle aurait tant voulu partager avec Aimée.

C’est à tâtons, très lentement, qu’elle avait approché les lèvres du front de sa mère endormie : « Je t’ai entendue » fit-elle sèchement, la stoppant dans son mouvement.
« Je voulais te dire que … » « Je sais. Je te dis que je t’ai entendue tout à l’heure dans la salle de bain : tu as tes règles. Ne recommence plus ! » ; et de la repousser brutalement du revers de la main avant de rouler dans les draps pour lui tourner le dos.

… … oo OO oo … …


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Message par Janus Mar 12 Oct 2021 - 20:33

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Chapitre 2 : Rencontre …

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Porté par le vent, un lointain crissement des graviers de l’allée des platanes trouble l’attention qu’elle porte à sa feuille, mais Renée s’obstine à ne pas manquer le moment du décrochage qu’elle perçoit imminent, qui de fille de branche la fera souveraine aile volante. Son instinct de femme finit cependant par prendre le dessus :  « Crissement significatif de semelles d’homme – danger ! ».
Du coin de l’œil vers sa gauche, malgré les quarante mètres et la capuche de sa parka, il ne lui faut qu’un instant pour l’identifier : le pédophile.
Une vague d’adrénaline la rappelle au réel de sa situation solitaire dans le parc. Elle pourrait encore se lever, mine de rien prendre la passerelle sur sa droite et une fois la Bruche traversée se trouver dans la sécurité de la Grand-rue. Cependant, un malaise diffus l’en empêche : pourquoi fuir cet homme qu’elle n’avait que perçu victime ?

C’était début août dernier. Elle était là, sur ce même banc. Une discussion de femmes dans son dos et le ton qui était brutalement monté : « Vous devriez avoir honte ! » D’autres voix de femmes, puis ce cri : « Salopard ! ». Comme les mamans du banc elle s’était retournée : un homme assis sur le parapet de pierre, dos à la rivière, trois femmes devant lui qui se dandinaient d’un pied sur l’autre et d’autres qui approchaient : une bonne dizaine à converger.
Prenant appui des mains, l’homme lentement s’était soulevé pour se mettre debout face à elles, mais la violente tape d’un poing sur son épaule gauche le mit en mouvement vers la passerelle. Sa tête seule dépassait du groupe, ou plutôt de ce qui était devenu la meute d’une quinzaine de femmes vociférant.
La plupart s’étaient arrêtées au début de la passerelle, mais quatre ou cinq l’avaient escorté jusqu’à la moitié, dont une qui avait fulminé dans son dos jusqu’à l’autre rive. Arrivés là, l’homme s’était retourné pour semble-t-il calmement converser avec elle.
Sur le banc, les commérages s’étaient animés : « J’comprends pas qu’les gendarmes i’les laissent libres » – « J’connais quelqu’un qui connaît bien la femme du capitaine, j’ui dirai » – « Le parc devrait être interdit aux hommes seuls » – « Surtout les types louches comme lui, i’paye pas d’mine, mais i’paraît qu’il est riche comme Crésus » – « Ces sales types se croient les maîtres du monde. » – « J’ai vu un reportage, i’vendent des photos, puis des enfants » – « On devrait les castrer ».
Après quelques instants, lentement, la femme s’en était retournée vers le parc, tête baissée, comme songeuse et sans un regard pour les autres. Quant à l’homme, ce furent moins les ragots le concernant que ses yeux qui avaient à l’époque marqué Renée. Cinquante mètres les séparaient mais elle s’était sentie percée, comme mise à nue, honteuse d’une honte d’emblée associée à la photo d’un ouvrage historique : la ruelle d’un village, une femme tondue serrant un tout jeune enfant contre sa poitrine, aussi nu qu’elle, quelques hommes rigolards clope au bec, fusils en bandoulière et brassards FFI, et surtout toutes ces femmes, de part et d’autre, poings dressés, visages haineux, têtes penchées vers la fille, l’insulte figée par l’instantané du photographe.
La honte d’être femme spectatrice de femmes s’appropriant le masculin du mot  « bourreau » : honte de voir des femmes bourreau de femme. C’est ce sentiment qu’elle avait retrouvé en croisant son regard.
Puis l’homme avait tourné les talons pour se perdre dans la Grand-rue. Elle l’avait vaguement évité depuis, dans les commerces ; mais jamais plus croisé dans le parc, jusqu’à aujourd’hui.

Renée baisse les yeux, attendant qu’il passe devant elle, mais les pas s’arrêtent sous la forme de godillots qui se plantent devant ses mocassins. Elle en est tétanisée. Puis c’est le surprenant « Bonjour » d’une voix douce et surtout chantante, à la façon du « bonjour » qu’on peut servir à un enfant craintif. Tête figée de doute, elle ne peut s’empêcher de lever des yeux curieux. Il avait rabattu sa capuche comme pour manifester une courtoisie souriante, lèvres serrées mais yeux chaleureux de franchise – magnifiques yeux bleu-vert. Pour ne pas paraître boudeuse, elle redresse la tête mais reste coite : que dire à quelqu’un qu’on souhaite loin ?
« Ça ne vous dérange pas si je ne m’assieds pas à côté de vous ? » Question désarmante qui laisse Renée pantoise. L’homme doit s’en rendre compte car immédiatement poursuit : « Deux minutes comme vous et je me paie une de ces crèves. Chez moi, elles sont dantesques et me cassent pour quinze jours. Rien que de vous voir ainsi me donne envie d’éternuer. » Médusée ! Jamais on ne l’avait encore abordée ainsi. Son silence incite l’homme à poursuivre : « J’en ai une bonne demi douzaine entre octobre et avril. À peu près une par mois. » Renée a toujours détesté les dragueurs et surmonte enfin sa surprise : « Je ne suis jamais malade ». Le type s’exclame : « Ah maintenant je comprends : je capitalise les vôtres ! »

Elle réalise qu’elle n’a fait qu’entrer dans son jeu et peste de sa maladresse : « Je n’aime pas les hommes ». Ça lui était sorti certes à brûle-pourpoint, mais avec le plus grand naturel d’un glacé atone. Si après ça le type ne comprend pas !
Sa moue, même discrète, lui dit que la tirade a fait mouche, mais il n’a pas pour autant l’air de décrocher : « Moi non plus. D’ailleurs je n’ai jamais compris ce que les femmes peuvent trouver d’attirant chez un homme. Rien que le sexe, ce machin grotesque qui pendouille comme un nez de babouin sur deux grosses joues flasques », et de poursuivre : « Si j’étais né femme, je serais une pure lesbienne ! » Renée en reste bouche bée, tellement surprise que la suite la laisse un instant sans réaction : «  Bon ! Tant pis pour l’éros, mais il me reste encore un espoir avec le philia et l’agapè. Ça vous dérangerait qu’on marche un peu, je voulais vous inviter au salon de thé, mais il est fermé ». De l’auriculaire il avait négligemment montré la direction d’où il venait. « Je ne vous propose pas le café de la Perle, bondé et trop bruyant pour discuter, encore moins le café des Vosges. Chez moi c’est impossible et chez vous bien trop compromettant » et à voix basse, comme en aparté : « J’ai très mauvaise réputation ». Après un court instant, il poursuit l’air songeur et avec la musicalité d’une question : « Maintenant, il y a les boissons chaudes du distributeur de la salle d’attente de la gare … »
Cette fois c’en est tant qu’elle en pouffe.
Elle avait décidé de se débarrasser de l’importun en jouant la carte de l’indifférence muette et regrette de n’avoir su maîtriser son émotion. Le type ne semble cependant pas vouloir en tirer parti et poursuit : « Je conviens que la gare est glauque, mais pour aborder les questions ultimes qui fondent l’agapè, je pense qu’il faut éviter les lieux trop confortables ou rassurants. Il nous reste encore la cellule de dégrisement de la gendarmerie ou le sommet du Donon sous le dôme étoilé d’une nuit sans Lune. Mais on peut aussi simplement marcher un peu car sincèrement vous me faites froid. »

Il est vrai que sans sa venue elle aurait probablement quitté son banc, mais ne veut avoir l’air de lui céder. L’homme semble cultivé, calme et équilibré, de plus un brin original avec son agapè. Elle décide de prendre le risque d’un échange.
   —  Qu’appelez-vous « agapè » ?
   —  Mais … Le sentiment d’amour universel. Excusez-moi, je pensais …
   —  … … …
   —  Le sentiment d’être en lien avec tout ce qui compose l’Univers.
   —  À découvrir dans la cellule d’une gendarmerie ?
   —  Le désespoir est une porte d’accès, non ?

Ces mots éveillent son attention : bien bâti, au moins dix ans de plus qu’elle, voix claire un peu chantante pour un homme, surtout de son gabarit, élocution lente à la diction fluide, sans atermoiements. Sa tenue grossière blue-jean chemise à carreaux avec parka de l’armée russe et rangers américaines lui donne une allure de bûcheron que démentent ses mains fines aux ongles propres et surtout sa mine soignée aux cheveux courts. Cet apparent contraste s’efface cependant devant la profondeur d’un regard stable et droit qui l’impressionne d’autant plus qu’après avoir échangé moins de trente mots, cet inconnu touche sa corde la plus sensible : « le désespoir porte d’accès à l’amour universel ».

Elle avait renoncé à raconter sa vision à sa mère, mais s’était confiée à l’oncle Charles, son père de substitution, dont l’écoute incrédule l’avait même un peu déstabilisée. Bien sûr, elle ne s’était pas totalement livrée à lui, ni au sujet du viol, ni de sa volonté morbide ; mais son avis concernant ce qu’il appelait « ton rêve » l’avait dissuadée de conter plus avant son histoire, et surtout à quiconque d’autre.
Or voilà un inconnu qui d’emblée s’aventure dans son jardin secret.

Elle décide de crever l’abcès : « J’étais là en août dernier. »
   —  Je sais, c’était pour vous que j’étais venu : vous êtes si difficile à joindre.
   —  Pas tant que ça : du mardi au samedi à la médiathèque.
D’un air faussement détaché, elle avait intuitivement répondu à cette surprenante confidence.
   —  J’évite les lieux où se trouvent des enfants ; et puis ce serait très compromettant pour vous.
La simplicité candide de cette tirade la laisse muette. Après un instant, il poursuit :
   —  Vous ne comprenez pas car vous avez loupé le tout début du film, l’année dernière un peu à cette période. Les gendarmes avaient démantelé un réseau pédophile grâce à leurs échanges de photos sur le WEB, mais la rumeur disait que des élus et des notables avaient été délibérément épargnés, supposant une sorte de complot. C’est à ce moment que le mur de ma maison a été tagué : je n’ai jamais fait effacer l’inscription.

Renée connait bien ce graffiti avec sa faute d’orthographe, mais croyait à une banale inscription ordurière et n’avait jamais fait de lien : « Pourquoi ne pas l’avoir effacée ? » Il hausse les épaule : « Je méprise les ragots, laisser l’inscription est ma façon de le signifier. »
   —  Il y a eu des suites ? Je parle de ce qui est arrivé au mois d’août.
   —  Le capitaine de gendarmerie a insisté pour que je porte plainte, selon lui seule façon de mettre un terme définitif à cette rumeur, mais ce n’est pas mon genre.
   —  Il me fait peur.
Renée avait réagi spontanément : cet officier au visage anguleux, comme taillé à la serpette, avec sa mâchoire serrée aux joues creuses et surtout ses yeux froids d’une caricature de SS l’intimidait au point qu’elle prenait soin de s’en éloigner lors des réunions à la mairie.
   —  Sa mine le dessert effectivement mais il gagne à être connu. Bien sûr « honneur-patrie-service-devoir » comme tout bon gendarme, mais également un sens élevé de sa responsabilité sociétale. Si si, je vous assure, un type fiable … S’il vous plait on peut marcher ?

Renée ne peut s’empêcher un coup d’œil là-haut vers sa feuille, toujours ancrée. En fait, elle imagine Adèle assise là, à sa place, et qui semblable à la feuille se tortille sur le banc, les chevilles emmêlées en verrou de ses cuisses serrées, le regard fuyant d’une petite belette fautive, bras croisés sur son ventre, épaules creuses caparaçonnant les pointes des petites mamelles coupables d’avoir attiré l’attention de ... d’un mâle.
D’un geste à la grâce surprenante, le bras droit de l’homme se tend vers elle, paume vers le ciel, les doigts de sa main se dépliant, semblables aux pétales d’une fleur qui s’offrirait à une butineuse.
Le regard de Renée y reste un instant posé avant de rejoindre son visage … De sobre et retenu, le sourire s’est maintenant fait tendre, d’une surprenante grâce toute féminine.
Renée revient sur la main qui attend, à quinze petits centimètres de la poche gauche où se cache la sienne ; une main patiente, immobile, comme si elle l’invitait pour une danse.
C’est la première fois depuis sa renaissance qu’elle prend pleinement la mesure de sa liberté de femme ; et en éclate de rire à la face de l’homme atypique qui en est le catalyseur. Sa surprise gagne encore en force lorsque celui-ci la rejoint dans son exultation, et sont maintenant deux à se livrer au même délire qui doucement se termine dans l’échange d’un chaleureux regard.
Renée n’a jamais ressenti une telle complicité, avec personne : c’est comme si elle retrouvait un vieil ami ; un ami dont elle ne connaît pourtant même pas le prénom : « J’ai entendu une femme citer votre nom ‘Becker’, je vous en prie, ne me dites surtout pas votre prénom, pas avant que je vous le demande, s’il vous plait. » L’homme en sourit : « Vous avez raison. Pour la mairie, vous portez le prénom que vous ont donné vos parents : Adèle, mais à la médiathèque on vous appelle du prénom que vous vous êtes choisi : Renée. Mes parents m’ont appelé ‘Pierre’, mais ne vous dirai mon vrai prénom que lorsque vous le demanderez. »
« Tricheur » s’insurge-t-elle, et d’un ton guilleret poursuit : « Ma mère m’a toujours interdit de me laisser aborder par un inconnu, c’est pour ça que je ne voulais pas connaître votre prénom ! » « Mais vous ne me connaissez pas encore ! » fait-il avec un sourire sibyllin.

Après un bref détour sur la main, elle retourne vers ses yeux et les interroge : « Et qui vais-je connaître, docteur Jeckill ou Mister Hyde ? »
   —  Ni l’un ni l’autre. Pourquoi me posez-vous une question dont vous savez la réponse ?
   —  Tiens donc ! De source sûre je sais que je ne vous connais pas encore !
Il avait légèrement sourit à l’ironie taquine de sa tirade.
   —  Vous dites ça car vous confondez ‘savoir’ et ‘connaître’ – venez marchons, murmure-t-il.
Elle n’a subitement plus envie de jouer : « Et moi, vous me ‘savez’ ou me ‘connaissez’ ?
   —  Je sais que vous ignorez la part de moi qui est en vous. Marchons, je vous prie. »

Un très fort courant de sympathie l’avait un instant portée vers lui, mais Renée ressent désagréablement l’assurance séductrice de cet homme qui demeure bien trop étranger pour qu’elle lui agrée la familiarité d’un prénom.

Elle décide de l’éprouver : « Elles sont nombreuses les groupies de votre secte ? »
D’un même mouvement, il fait un pas de recul en se redressant, sa main fuyant d’autant plus vite.
La gravité soudaine de son visage lui dit qu’elle a touché un point sensible auquel il répond sur-le-champ :
   —  C’est effectivement ma seule véritable crainte.
   —  D’être démasqué ? fait-elle d’un ton moqueur.
Il a un bref sourire appuyé d’un léger mouvement de dénégation avant de répondre « La dépendance », et poursuit :
   —  Je veux dire la dépendance d’un individu souffrant ou psychologiquement faible.
   —  Oh, si c’est ça votre crainte rassurez-vous : je ne souffre pas assez pour devenir dépendante de votre médication.
   —  Je sais bien : quelqu’un qui connaît l’illumination est affranchi de tout maître.

C’est la deuxième fois qu’il s’exprime comme un familier de son jardin secret. Étranger ? Certes il l’est … Cependant Renée ne le perçoit pas du tout malintentionné or pourtant c’est bien de ce jardin dont l’homme semble en quête, et comme pour corroborer cet avis, il poursuit :
   —  Votre expérience, vous l’avez vécue lors d’une mort clinique ?
   —  Et vous ?
   —  Difficile de répondre car comme la vôtre, ma conscience est duale : une intemporelle qui connait et une autre, liée au temps, qui se sait connue. L’éveil s’est fait lors d’un accident utérin, à mon cinquième mois de gestation. Et le vôtre ?

Renée en reste pantoise.
Son ‘Et vous’ n’était que son astuce de fuite préférée face à une question indiscrète ; elle n’y attendait pas de réponse. Or l’énormité qu’il vient de lui servir avait été dite avec une désinvolture si naturelle que son sens de la répartie s’en trouve anesthésié.
Poursuivre lui demande quelques secondes d’inertie :
   —  Quel accident utérin ?
   —  Vous avez grillé votre tour : on en était à ‘Et le vôtre’ !

Renée commence à se sentir mal à l’aise, d’un malaise différent de celui qu’elle éprouvait il y a quelques minutes à l'arrivée du prétendu pédophile, lorsqu’elle s’était sentie face à un danger potentiel.
Là c’est différent ; ça s’apparente au sentiment qu’aurait un jardinier impuissant voyant un intrus planter des courgettes dans son champ de fraisiers : une frustration indignée.
C’est pour manifester sa décision qu’elle hoche négativement la tête : ce type n’entrera pas dans son jardin secret !
   — Désolée, mais c’est vous qui m’avez abordée. Je suis prête à écouter vos confidences, sérieusement, je veux dire sans en rire ; ma vie privée, par contre …
   — M’est privée. Après tout, c’est conforme à votre liberté intellectuelle et affective.
Sa tirade avait été dite sur le ton d’un constat pragmatique ; sans paraître s’en formaliser.

Suit un silence habité du bruissement des feuilles.
L’homme baisse la tête et commence à se dandiner d’un pied sur l’autre, les mains à nouveau dans les poches, balayant délicatement le gravier comme un enfant bâtissant des dunes. C’est pour résister à son attendrissement qu’elle lève la tête vers sa feuille ... qui n’est plus là. Elle en est à fouiller le ciel à sa recherche des fois qu’elle volerait encore, que l’homme enfin se manifeste : « Ce serait magnifique si chaque individu sur cette planète faisait la même expérience que vous » et après le silence d’une nouvelle petite dune : « L’humanité serait autre ».

Cette lénifiante sentence la déçoit par sa mièvrerie, au point que peu s’en faut qu’elle ironise un : « C’est vrai que l’humanité serait très beaucoup plus mieux si tout le monde serait autant gentil que comme nous ». Elle réalise heureusement à temps que l’homme n’évoquait pas une humanité « meilleure » mais « autre » ; certainement en rapport avec ce qu’il avait dit de la qualité « affranchi de tout maître ».

Elle préfère profiter que l’homme ne l’ait pas une nouvelle fois invitée à marcher, pour lestement se lever et se diriger vers l’aire de jeu à droite, d’où partent différents chemins dont celui qui conduit vers la Grand’Rue. Elle progresse aussi lentement qu’elle avait été vive à se lever, comme méditative, mais sourit secrètement d’avoir repris l’initiative en lui tournant le dos. Après quelques secondes, ses oreilles attentives lui confirment qu’il ne la suit pas, et se surprend alors à le regretter.
Arrivée au carrefour, elle exploite de virer sur sa droite vers la passerelle pour jeter un furtif coup d’œil vers lui : il est toujours là, à cultiver ses dunes du bout des brodequins, comme indifférent. Elle continue alors, tête baissée, habitée par un sentiment de perte d’autant déroutant qu’il implique un individu entré dans sa vie il n’y a guère plus de cinq minutes.

C’est plus pour se manifester que pour exprimer un avis qu’elle lui répond, toujours sans le regarder et très fort à cause des quinze mètres qui maintenant les séparent : « Sans subordination, sans hiérarchie, sans centre de décision il ne pourrait y avoir d’organisation structurée ». C’est en vain qu’elle attend une réaction, puis après quelques pas jette une nouvelle œillade pour constater qu’il est toujours devant le banc à faire joujou avec ses graviers. À la limite de crier, elle ajoute : « Votre monde ne serait qu’une foire d’empoigne ! »
À peine la phrase dite, elle prend la mesure de son ineptie et s’attend à une réplique narquoise du genre : « Un peu comme celui-ci » ; mais non … Rien.

Elle continue tête baissée et s’illumine de l’étrange et agréable chatouillement qui la caresse en son sein : pour la première fois de sa vie elle se sent attirée par un homme.
L’ironie de lui tourner le dos ne l’affecte pas car son projet s’échafaude de lui-même : demain, effet de surprise aidant, elle ira sonner à la porte la plus proche du graffiti « JE NIKE LES GOSSES » pour y faire sensation.
Elle se souvient avec tendresse des crispations névrotiques d’Adèle qui jamais ne se serait accordée cette latitude, mais réalise également n’avoir jamais ressenti un tel sentiment de proximité avec un homme que tout à l’heure, lors de leur partage d’allégresse.

« Vous dites ça parce que vous confondez pouvoir et autorité ! »
Venant à contrevent, le cri lui arrive comme de loin et la stoppe juste avant la passerelle. Elle se retourne et constate qu’il est toujours devant le banc, mais cette fois la dévisageant bien en face.
S’en suit la magie d’un regard qui lui ôte toute envie de discuter : qu’il est beau !

L’éclosion des plaisirs sensuels, jusqu’alors si puissamment et secrètement confinés par les interdits d’enfance, avait été le grand cadeau de sa deuxième naissance. Tendre floraison accueillie comme un baume de réconciliation par son intimité meurtrie.
Depuis, comme autant de joyeuses bravades faites aux ombres des malédictions maternelles, s’y abandonner était devenu son voluptueux rituel lorsqu’elle abordait ses nuits solitaires.

Le frisson inconnu qui maintenant la traverse lui révèle à quel point ces médiocres jouissances manquaient de volume. Elle est troublée plus que surprise par l’emballement de son cœur que comprime ce délice qu’elle savoure le souffle court, et qui lentement serpente sous son nombril vers la vallée secrète qu’il inonde d’un appel flamboyant.
Jamais elle ne s’était soupçonnée à ce point animale, instinctive …
Pour tout dire ; jamais elle ne se serait crue à ce point femelle !

Ils restent quelques secondes à se regarder, immobiles, jusqu’à ce que l’homme entreprenne de contourner le banc en baissant la tête, se dirigeant vers elle en coupant droit à travers la pelouse d’un pas lent de promeneur méditatif.
Ce n’est pas le bond de son cœur qui impulse le brutal demi-tour qui lui fait tourner le dos, mais l’ultime sursaut de sa raison qui lui interdit de se précipiter vers lui.
Les tempes battantes, le souffle court, submergée par l’étrange vertige de ce conflit, elle s’engage sur les planches de la passerelle d’une démarche d’automate qui la surprend elle-même, les cuisses serrées, comme liées jusqu’aux genoux. Après quelques petits pas de ce dérisoire simulacre de fuite sur ce qui maintenant ressemble au pont d’un navire, elle pose sa main gauche, puis la droite sur la rampe de bois et s’y amarre les doigts tétanisés, comme à un bastingage. Elle reste ainsi un instant, fixant le tumulte des remous de la rivière comme la métaphore de son trouble, pour finalement fermer les yeux, toute sagesse cette fois-ci vaincue.

En se faufilant entre les bruissements de l’eau et du vent, c’est avec ravissement que son attention se concentre sur les discrets signes de la progression de ce qu’elle a indubitablement lu dans les tourbillons de l’eau : la tendre approche de l’indispensable complément d’Aimée.

… … oo OO oo … …


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Message par Janus Dim 17 Oct 2021 - 7:55

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Chapitre 3 : Conquête …

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Qu’avait-il loupé ?
Bien sûr, hormis pour une raison impérieuse, il n’était pas dans son naturel d’aborder quelqu’un – à fortiori quelqu’une.  
Bien sûr, il voyait en toute forme de séduction une manœuvre suffisamment trompeuse pour s’interdire jusqu’à sourire.
Cependant, ni maladresse, ni balourdise n’étaient en cause, au contraire ; elle s’était si joyeusement moquée de sa main tendue que la glace lui avait semblé rompue.

Depuis bientôt un an qu’il l’observait, il s’était pourtant rendu compte que cette meneuse qui entraînait quiconque l’approchait dans l’effervescence de ses activités associatives, était pareillement présente pour tous, sans relations privilégiées, c'est-à-dire objectivement sans ami, sans amie.
Ce devait être cela, son erreur : s’être cru admis comme ami et ainsi supposer avoir obtenu un droit de regard. S’en était suivie la méprise d’en déduire que se découvrant portée par le même cheveux d’ange, elle l’accepterait de facto comme intime, comme une part d’elle-même – ce qu’elle était déjà pour lui.
Les choses ne s’étaient pas passées ainsi.

S’extirpant de sa méditation, Pierre relève la tête alors qu’elle ne se trouve plus qu’à quelques pas de la passerelle. C’est alors qu’un malaise inattendu l’aborde, un sentiment mêlant peur et perte qui du fond de son estomac lui susurre que si elle passe le pont, il ne l’accostera plus : il se doit se réagir, et vite.
Qu’avait-elle dit ? « Sans subordination » ? « Foire d’empoigne » ?
  —  Vous dites ça parce que vous confondez pouvoir et autorité !

D’un même mouvement, elle stoppe et pivote vers lui, semblant surprise. Une bonne distance les sépare, cependant insuffisante pour qu’il ne puisse percevoir les nuances de ses traits, où l’étonnement lentement mue en une expression de tendresse qui ne lui est pas étrangère.
Se sentant démuni, car ne sachant que lui dire de plus dans le sens unique de leur relation, il hésite un instant avant de décider de la rejoindre, tout en explorant ce souvenir qui insidieusement s’impose.

Où donc a-t-il déjà vu ce sourire angélique ?... Une peinture ?... Une sculpture ?... Une photo d’art ?...
Baissant à nouveau la tête et progressant à pas lents, il se concentre sur les gouttes de rosée que l’herbe dépose sur ses rangers pour mieux cerner la désagréable sensation de caresser du bout des synapses une souvenance subtile qui se dissimule. Lentement se conforte l’hypothèse de la photographie … En noir et blanc … Oui … Et même plutôt en blanc et noir …

Identifier ce sourire est pourtant secondaire. Ce qui compte avant tout, c’est de trouver les mots pacificateurs susceptibles d’encourager cette fille indépendante à accepter un rendez-vous, et plutôt qu’un salon de thé, pourquoi pas chez lui demain après midi ; il aurait la nuit pour faire le ménage et la matinée pour quelques courses.
C’est en quittant la pelouse, près du pont, qu’il relève seulement la tête et remarque les détails surprenants de l’attitude de la jeune femme.

Il y a d’abord ce postérieur porté en sommet de la pyramide de sa longue jupe tendue en triangle par ses jambes, semblables aux pattes avant d’une girafe en train de boire. Un peu surpris, Pierre s’amuse un bref instant de l’inspiration que pourrait en tirer un pornographe. Cependant, ce fessier porte un dos droit qui au niveau des épaules s’appuie sur des mains agrippées au bois de la balustrade, prolongé d’un buste tendu au dessus des tourbillons.
Inquiétante posture qui évoque maintenant une personne prête à s’abandonner, non à un amant, mais aux remous des hélices à la poupe d’un navire. Pierre contourne la patte de girafe et s’approche lentement par le côté, le long du parapet de bois, en penchant la tête pour mieux détailler le profil dont les yeux sont fermés sur un visage d’une étrange sérénité, ayant pour sceau le même sourire que tout à l’heure.

Subitement tout s’éclaire et Pierre ne peut s’empêcher de le nommer :
« Le sourire de la noyée de la Seine ! »

À cette phrase les yeux s’ouvrent, comme réveillés par une formule magique, et brusquement mais avec la grâce d’une ballerine, elle exécute une demi volte-face qui la place droite comme un « I » au beau milieu du pont.
Cette fois, Pierre est face a un grand sourire et se sent dévoré des yeux, comme une gâterie de noël offerte à une enfant. Le temps semble ralentir sur ce sourire qui doucement s’élargit encore, jusqu’à le faire sursauter d’un cri : « Viens ! »

En un éclair, comme une petite voleuse exercée, de sa gauche elle lui saisit la main droite et l’entraîne vers la grand-rue dans ce qui se veut une course. Pierre se sent un peu nigaud d’être ainsi entraîné et la suit en trottinant, comme à contre cœur. Elle s’arc-boute alors pour tirer plus fort, tout en poussant un cri suraigu qui surmonte le bruissement de l’eau, puis qui mue en rire de chahuteuse pour finalement s’exclamer : « Mais plus viiite, plus viiiiiiite ! », et s’esclaffer de plus belle.

C’est seulement au bout de la passerelle, en abordant le bitume de l’allée qui longe le monument des déportés, que Pierre prend la mesure de l’incongruité de ce jeu d’enfant.
  —  Où va t’on ?
  —  Viiite !
  —  Mais où on va ?
  —  Chez moi !

Dans l’instant, ses semelles comme soudées à l’asphalte, Pierre se statufie. Le choc est tel qu’elle lâche sa prise pour éviter de basculer, trébuche et se rétablit face à lui, à nouveau droite et raide.
Après l’avoir considéré un instant avec le sourcil sévère d’une institutrice contrariée, elle lui adresse un « Eh Ben !!? » interrogatif mais enjoué.
—  Hors de question !
—  Ben c’est quoi ces manières de refuser une invitation ?
—  Je vous l’ai dit. Je connais les rombières qui constituent le carré d’as de votre association : ce sont de méchantes langues qui vont vous casser.
—  Eh ben moi, je vois la joie des enfants qui viennent pour l’aide aux devoirs. Ils semblent préférer leur compagnie à l’ambiance qui règne chez eux.
—  Je ne vois pas le rapport.
—  Ben si, nombre de ces enfants ont besoin d’une présence masculine : je suis certaine que …
—  C’est du grand n’importe quoi !
—  Ben non, sous la surveillance des rombières ce sera parfait et je suis …
—  Vous vous foutez de moi ?
—  Un peu mais pas tant que ça.

Durant l’échange, elle s’était à chaque tirade doucement rapprochée pour finalement et cette fois délicatement lui prendre la main, ou plutôt le poing droit que Pierre garde solidement fermé.
Un malaise lentement le gagne, car il reconnaît enfin la mélodie d’adolescence que les yeux de la jeune femme lui chantent, que ses doigts lui caressent et qu’il a toujours fui.

Ses paupières se ferment sur l’image de Lisa, son inséparable voisine avec laquelle il avait grandi à partir de ses quatre ou cinq ans. La complice des quatre cents coups de leur enfance, qui à treize ans l’avait entraîné dans sa chambre, non pour jouer aux Lego mais à un divertissement qui lui était bien trop étranger pour ne pas décamper, honteux ; un jeu que Lisa avait assez vite pratiqué avec un autre, l’abandonnant seul dans le monde des barbares, malheureux dans une vie vouée à l’incompréhension.

Les doigts fins qui tentent de se faufiler vers sa paume le ramènent à elle, qui le fixe avec tendresse. Une chose est sûre : elle n’est pas lesbienne.
Il ne veut pas lui céder, encore moins la rejeter, alors il serre son pouce plus fortement pour verrouiller ses doigts, mais sans se dégager. Elle doit sentir cette résistance accrue car sourit en émettant un petit grognement guttural de félin.

Il en profite pour tenter une défense au second degré.
—  Un monsieur convenable n’accepte pas ce genre d’invitation, du moins jamais dans le premier quart d’heure.
—  Vingt cinq minutes.
—  Au plus vingt, et de toute façon, apprenez qu’un monsieur ça ne fonctionne pas comme ça.
—  Oh ?! Et c’est comment le mode d’emploi d’un monsieur ?
—  Eh bien avant toutes choses, la dame doit élégamment inviter le monsieur dans un restaurant si possible cossu, ou du moins au cadre agréablement feutré.
—  Beurk. Un restau de bourge. Et après, la dame peut inviter le monsieur convenable chez elle ?
—  Pas du tout, comprenez qu’il ne s’agit pas de politesse, mais de tact. Comme préalable à la moindre relation, il convient que la dame exprime symboliquement son respect de la liberté du monsieur : ne jamais le contraindre, ne jamais le brusquer, et surtout par avance accepter ses refus. N’oubliez pas les milliers et milliers d’années qui ont traumatisé les messieurs dans leurs rapports avec … mais si vous me disiez ce que vous cherchez, je pourrais probablement vous aider !?

Après avoir, de sa droite libre, fouillé les poches inférieures de sa parka, elle avait lâché le poing pour se consacrer des deux mains aux poches supérieures, ce qui l’avait fait réagir.
Sans se laisser démonter, elle descend lestement la fermeture éclair en murmurant un « Ts-Ts, je vais trouver », et plonge sa gauche vers la poche revolver tout en poursuivant :
—  Oui je vois : l’abominable domination féminine. Donc après le restau hyper chic-cher, qu’elle a payé bien sûr …
—  Tout à fait ça. A ce sujet, vous avez loupé ma carte de crédit code 7942, elle est dans le portefeuille. Inutile de fouiller l’autre côté.
—  Ts-Ts … La dame entraîne le monsieur dans une promenade digestive, surtout sans le tirer par la main …
—  Oui, c’est ça ; c’est le monsieur qui prend le bras, jamais la dame. Mais enfin, dites moi ce que vous cherchez ?!
—  Elle en profite pour lui témoigner sa solidarité indignée au sujet des hommes battus réduits à la prostitution, des hommes objets qui posent avec des aspirateurs, des hommes en mini shorts maxi moulants qui apportent le café à leurs cheftaines de service, tout ça tout ça …
—  Euh … Les poches arrière de mon jean, c’est indélicat.
—  Mais s’ils passent devant chez lui et qu’elle dise « Pipi urgent ! », que fait le monsieur ?
—  Ah non, pas là !

D’un geste vif il lui saisit les poignets alors qu’elle commençait une promenade sur ses poches avant. Elle se dégage en reculant d’un pas et agite ses doigts à hauteur des joues, coudes pliés comme une pianiste à l’échauffement, sans doute pour lui montrer n’avoir rien pris, et poursuit d’un ton neutre.
—  Ben dis donc mon pauv’ Pierrot, ça c’est pas d’chance. Et maintenant tu vas faire comment ?
—  Comment quoi ?
—  Pour rentrer chez toi ; t’as perdu tes clefs.
—  Quelles clefs, je ne ferme jamais ?

Lèvres serrées, elle chouine un petit cri de petite souris en lui tournant brusquement le dos et le plante là, marchant d’un pas décidé vers la place du marché, c'est-à-dire vers la médiathèque, son chez elle.

Pierre reste un instant déconcerté en réalisant que cette fille imprévisible ne lui a même pas laissé le temps de lui proposer son rendez-vous du lendemain. Elle s’en est allée sans un mot, mais c’est pourtant avec joie qu’il la regarde s’éloigner. Il a clairement à nouveau perçu la chaleur du cheveu d’ange qui les porte tous les deux et qu’elle semble ignorer ; et se laisse caresser par le bonheur d’avoir croisé la route de cette femme aussi secrète que libre.

C’est en la regardant traverser la rue de sa démarche énergique qu’il croit comprendre et se surprend à sourire : « Pipi urgent ! » Puis s’amuse de réaliser que cette chipie avait tenté de lui subtiliser ses clefs pour l’obliger à la suivre. C’est avec une indéniable et chaleureuse certitude qu’il referme sa parka : elle a accepté son amitié.
Cinq six minutes pour l’aller-retour, trois quatre chez elle ; il saura bien résister dix minutes aux courants d’air sous sa capuche : elle va revenir, c’est certain.

Ses enjambées sont tout à la fois volontaires et souples, et la grâce aérienne avec laquelle elle aborde le trottoir d’en face semble suggérer une certaine pratique de la danse. Pierre admire sa maîtrise corporelle et la fluidité du mouvement lorsqu’elle profite de son pied d’appel, le droit, pour réaliser un beau virage à angle droit qui la dirige maintenant vers La Perle … La Perle ???
Pierre sursaute « Mais quelle harpie ! »  et de se lancer à sa poursuite en coupant par le monument aux morts : trois grandes foulées avant de franchir, telle une haie, la grosse chaine qui ceinture le cénotaphe, contourner au plus court les gerbes de la cérémonie du onze et poursuivre sa trajectoire d’interception, un œil sur la fille, et de fait bien sûr s’accrocher le bout du pied dans la chaine de l’autre côté.
Emporté par l’élan, il lui faut cinq ou six sauts incertains pour se rétablir en manquant tomber, mais se retrouve finalement au bord du trottoir, à sa hauteur. La rue est déserte, aussi décide-t-il de la traverser en oblique pour se rapprocher d’elle sans se laisser distancer ; et elle qui continue, regardant droit devant, sans hâter ni allonger son pas, comme indifférente. Pierre sent confusément que parlementer ne servira à rien ; il va falloir la capturer.
Il a dépassé l’axe médian de la rue et se trouve à moins de trois mètres lorsqu’il décide de bondir. Quel ballot ! Quel lourdaud ! Elle lui inflige une accélération de gazelle qui le laisse sur place. Tout juste a-t-il le temps de lui crier un « Je vous interdis ! » qu’elle a déjà passé le restaurant. Dépité, Pierre s’abandonne à marcher en la regardant filer, relevant jupe et manteau comme une soubrette fuyant Louis XV. C’est au niveau de la fontaine, à vingt mètres de distance, sans même un regard, qu’elle reprend son allure initiale.
Pierre la suit en préservant cet écart jusqu’à la place de l’église où, sans courir cette fois, il fait une autre tentative, gardant la cadence mais en allongeant le pas, tentant même des pointes silencieuses avec ses brodequins. À peine a-t-il regagné quatre ou cinq mètres qu’elle accélère brièvement pour les compenser. Quel nigaud ! Il avait négligé le reflet dans la vitrine de la bouquiniste.
Pierre, vaincu, la suit en maugréant en son for intérieur de s’être fait berner aussi facilement, car depuis le début, c’est bien ce que cette garce a fait : de la passerelle, son chez-elle était le plus proche, mais cette voleuse de clefs avait de toute évidence décidé de forcer son appartement. C’était pour investir sa forteresse, son antre, sa tanière que cette vile séductrice avait sournoisement manœuvré.
La frustration décuple sa combativité : elle ignore qu’il loge dans les combles, or tous les appartements sont verrouillés, ce qui signifie une porte au rez-de-chaussée, deux autres au premier puis au second et en comptant celle du grenier, six clenches à manœuvrer, donc du temps à perdre. Il va l’arrêter dans l’escalier, c’est certain, à condition de ne pas commencer la chasse trop tôt, car immédiatement elle creuserait à nouveau son avance.
Il la suit donc à vingt mètres jusqu’à ce qu’elle passe la boulangerie, et lorsqu’elle arrive à hauteur du graffiti, sous la première fenêtre ; alors seulement se lance dans un sprint, certes de plantigrade, mais qui provoque une réaction désordonnée, car il n’est plus question pour elle de profiter de sa vitesse de pointe.

En pleine course, elle saute les deux marches du perron et, pendue à la clenche, tire-pousse en panique la porte dont la compensation la pénalise d’une bonne résistance, puis disparaît dans le vestibule non sans un regard affolé vers lui, maintenant à moins de huit mètres.  
La porte n’a même pas le temps de se refermer qu’il s’engouffre dans l’interstice et se retrouve face à la sauvageonne qui revient du premier appartement, les yeux tout sourire mais la bouche jouant une terreur de gamine.
Il se précipite les deux mains en avant, qui ne parviennent qu’à effleurer son manteau lorsqu’elle se lance dans les escaliers en poussant l’horrible et affolant cri strident commun aux filles des cours de récréation.
Pierre n’a plus l’âge de se laisser intimider et la poursuit en avalant les marches deux par deux, peine perdue car elle s’offre le luxe de lui crier un : « Plus vite » moqueur en virant sur le demi pallier. Lorsqu’il vire lui-même, elle n’est déjà plus en vue, et entend un bruit de clenche qui le motive pour avaler six marches en deux pas, et un nouveau bruit de clenche pour un dernier sursaut qui lui permet de la voir bondir vers le demi palier suivant, avant même qu’il n’arrive sur le palier du premier. C’est foutu.
Pierre continue la poursuite pour la forme, mais sait que c’est cuit-cuit-foutu. Lorsqu’il arrive au deuxième demi-palier, elle a déjà inspecté les portes du second et entame le dernier tronçon. Il en est réduit à lui crier un : « Renée, je ne vous le pardonnerai jamais » et finalement s’arrête sur le palier du second lorsqu’il entend le grincement caractéristique de la porte … de « sa » porte.


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Message par Janus Mar 21 Juin 2022 - 16:30

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Chapitre 4 : Exploration …

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Depuis le consternant petit matin du quatre janvier dernier et malgré ses activités débordantes des semaines qui suivirent, son espoir s’était rapidement affiné pour devenir un projet au plan précis, tant pour le lieu que l’époque.
Entre Copenhague, Göteborg et Oslo durant sa bonne semaine. Un plan très simple : autant d’hommes vigoureux que possible ; des hommes de la mer, solides et courageux. Un, deux, pourquoi pas trois par jour, pour revenir au bout d’une huitaine avec une petite princesse viking dans le ventre. Pas plus compliqué que ça.
Une chose était claire, absolument évidente : Aimée grandirait comme elle, sans père. De plus, elle grandirait à l’abri du questionnement secret car coupable d’une Adèle qui, avant d’accepter les câlins d’oncle Charles, avait un temps osé se fantasmer un père moins indigne que sa mère l’affirmait.
Avec Aimée, tout serait différent : « Je t’attendais si fort, ma chérie, que j’ai demandé à de nombreux beaux messieurs de me donner toutes leurs petites graines pour que tu arrives ! »
Ne restait qu’à décider d’un « maintenant » compatible avec un investissement professionnel qui ne lui avait pas encore permis une telle escapade.

L’irruption inattendue de Pierre venait de chambouler tout ça dans l’instant, sur la passerelle. Renée n’a absolument aucun doute car comme au sortir de la Lumière d’Amour ; elle « sait » !
Son corps, son ventre, son sexe n’est qu’un brûlant souffle de désir en résonnance avec ce que sa raison lui dit : entre mardi et vendredi, en théorie mercredi ou jeudi … Peu importe … A partir de demain jusqu’à samedi pour être totalement sûre …

L’adorable bougre semble vouloir résister. Pauvre amour, pense-t-il que serrer son poing suffira à le protéger ?
Elle sait que ce sera lui, aussi sûrement qu’elle sait qu’elle n’aura pas à fondre sa volonté dans l’espoir d’Aimée pour trouver le courage d’écarter les cuisses, comme elle l’aurait fait avec des inconnus.

Peu importe quand, comment et où, car son bonheur lui chante déjà la joie de la jouissance de son instinct de femme comblée.
Elle sait qu’elle saura puiser de Pierre ce qu’il faudra pour que dimanche prochain Aimée soit nichée en elle, aussi présente qu’elle l’est déjà dans sa conscience.


… … oo OO oo … …


Vite car elle n’a que quatre ou cinq secondes d’avance.
Les mocassins s’envolent d’eux-mêmes sur le paillasson. Un long porte manteau fixé au mur, hop, manteau et châle. Renée marque un temps d’arrêt sur le seuil de la porte ouverte d’une chambre, stoppée net par un indescriptible désordre, pire que dans la sienne ! Vite, vite elle s’y engage comme dans un champ de mine, sautillant de zone libre en zone libre pour en gagner le centre, en bout de lit, se tourne vers la porte et attend, bien droite et les bras écartés, radieuse comme une version féminine du Christ de Rio.
Trois … Elle en profite pour prendre ses marques : lorsqu’il débarquera sûr qu’il va vouloir la virer manu militari, à condition bien sûr de pouvoir l’attraper !
Quatre … Le lit est immense, hors norme : presque deux mètre de large et beaucoup plus de deux de long, en proportion de la chambre qui doit bien taquiner les vingt cinq mètres carrés : la poursuite promet d’être amusante !
Cinq … Eh ben ? … Il était pourtant bien sur ses talons ?!
Six … Sept … Rien … Le silence. Renée en reste dubitative. Serait-il à ce point mauvais perdant ? Puis pouffe doucement sous l’inspiration de sa libido débridée ; et si elle se dénudait ?! Un Christ leptosome de cinquante deux kilos de no-nosses, deux nichons tout en côtes et tétons, un pubis quasi-glabre de vraie blonde ; ce serait assurément une profession de foi doublée d’un gain de temps ; et surtout il n’oserait pas la jeter ainsi à la rue. Elle se retient d’en rire : son pauvre chouchou ne mérite pas de subir un tel traumatisme !
Mais que fait-il ? … Que fait-il ? … Elle baisse les bras pour mieux tendre l’oreille. Dans le silence absolu, son doute lentement se fait perplexité : il ne serait tout de même pas tombé ? Mais non, il est là et n’ose pas se montrer, elle en est certaine.

Encore un instant d’écoute puis, tout en gardant un œil sur la porte d’entrée, elle décide de profiter de l’intermède pour explorer cet appartement singulier.

Cette chambre possède une étrange particularité. Ce n’est ni ce désordre, ni … invraisemblable ! Des boites de conserves, partout ; un nombre incroyable de boites de crème dessert Mont Blanc vides qui se mélangent avec vêtements, sous-vêtements, serviettes de bain, vieux mouchoirs, chaussettes. Absolument sidérant ! Ni ce désordre ni cette étrange pénombre … Toujours en faisant des pointes en zone sûre, Renée s’approche d’une des trois fenêtres, longues de près d’un mètre cinquante, mais pas plus hautes de soixante centimètres et en comprend alors l’origine : le toit déborde largement et en ferme correctement le ciel. C’est intentionnel, Pierre doit probablement plus tenir de l’homme des cavernes que du bûcheron.
Rien de nouveau côté porte d’entrée ; elle continue.
Sa nouvelle position révèle un stock de conserves pleines, à même le plancher, à droite de la tête de lit : trois empilages vanille, grand-marnier et pistache, inégalement consommés dans cet ordre, et à gauche, sur la table de chevet, une gigantesque boite métallique moitié pleine de petits gâteaux de noël. Elle l’avait vue en arrivant, mais dans le feu de l’action n’en avait pas relevé le saugrenu de la présence.
Un œil aux aguets, elle s’agenouille au bord du lit et en hume le drap. Bon à laver, odeur forte, odeur d’homme, odeur mâle … Pas désagréable du tout, peut-être car venant de Pierre. Elle en profite pour inspecter sous le lit : une chaussette, mouchoirs usagés poussiéreux et bien sûr d’autres boites. Il doit bien en traîner une soixantaine dans la chambre.

Toujours attentive, il lui faut trois enjambées de démineur pour rejoindre une porte, côté fenêtres ; des toilettes, très semblables à ce qu’on peut trouver dans celles des collectivités.  La construction est de grande qualité, jusqu’à posséder une ventilation qui place le local en dépression, ce qui provoque un léger courant d’air venant de la chambre. Tous les composants fixés au mur, en porte-à-faux, libèrent un sol carrelé muni d’un écoulement central. Siège, urinoir, lavabo surmonté d’un miroir, distributeur à savon, pas de serviette mais une soufflerie pour les mains. Le miroir est impeccable, sans la moindre éclaboussure. Curieuse, Renée soulève le couvercle du siège, irréprochablement propre, de même que l’urinoir, contenant une pastille désinfectante. Le contraste est saisissant avec ce qu’elle voit de la chambre, comme s’il s’agissait de deux occupants différents.

Elle referme délicatement la porte et décide de revenir vers le vestibule d’entrée, qu’elle avait traversé trop vite pour en noter les détails.
Dans le vestibule, elle reste un instant à surveiller la cage d’escalier toujours silencieuse, se laissant caresser le dos par un courant d’air tiède qui semble fuir sur la gauche, trou sombre où elle discerne le contour d’une porte. Elle actionne un interrupteur et manque sursauter : un empilage de poubelles, de cartons, de cageots. Elle doit s’approcher pour distinguer un fauteuil, un écran d’ordinateur, et se dresser sur la pointe des pieds pour apercevoir clavier souris et imprimante, tout ça devant une fenêtre au volet roulant fermé, absolument hors d’atteinte.

Un autre interrupteur devant la porte lui révèle ce qui en principe est une cuisine. Un spectacle dantesque qui laisse Renée médusée. Agencée elle aussi comme un local de collectivité, au sol carrelé avec son écoulement central, dégagé y compris sous le four, le lave vaisselle et le frigo, la cuisine est absolument inabordable, jonchée de … tout ! Absolument tout … jusqu’à de la vaisselle cassée, maculée de pourriture. Ne manquent que des petites bêtes rampantes !
Une baisse brutale de luminosité fait sursauter Renée, prise au piège. Elle se rassure de constater que ce n’est pas son homme des cavernes qui lui fait de l’ombre, mais la lumière de la cage d’escalier qui vient de s’éteindre.
Elle soupire un instant devant le désastre, constatant que la cuisine aussi est heureusement en dépression, préservant ainsi le logement, ou plutôt la chambre des abominables relents de déchetterie générés.


… … oo OO oo … …

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Janus
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